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La découverte tardive de la contribution d’Hubert

Hubert a commencé le retable. Jan l’a terminé en 1432. On savait que les deux frères y avaient travaillé grâce au célèbre ‘quatrain’ (texte peint sur le cadre). Mais on ne savait pas à quelle date Hubert avait commencé, ni à quel panneau il avait travaillé. On ne sait toujours pas s’il a été le concepteur de l’ensemble du projet ou d’une partie? Quand a-t-il arrêté pour raisons de santé? D’un maître à l’autre, la réalisation s’étale sur de nombreuses années, ce qui peut expliquer les dégâts intervenus entre le travail de l’un et de l’autre artiste et une stratification complexe des couches picturales. Déjà pour le travail d’un seul artiste, la technique raffinée de l’époque consiste à superposer un nombre plus ou moins grand de couches picturales, plus ou moins transparentes. Quand deux artistes se succèdent sur une même œuvre, c’est plus compliqué encore. Une couche transparente (glacis? vernis?) peut séparer le travail de deux artistes. Mais il arrive que dans une seule œuvre, l’artiste introduise une couche transparente au milieu d’autres couches. Dans le Portrait de Marguerite Van Eyck (Groeningemuseum, Bruges) on a identifié une couche transparente entre deux couches originales. Ceci met en lumière le danger d’interpréter une couche superposée à une couche transparente comme étant un ‘surpeint’! Et enfin, l’Agneau Mystique a été restauré de nombreuses fois au cours des temps, déjà très tôt dans l’histoire du retable, déjà entre les interventions d’Hubert et de Jan. C’est dire que le défi de restaurer une œuvre aussi complexe est grand !

 

Il était logique qu’Hubert ait commencé par le panneau de l’Adoration. Il semble clair désormais qu’Hubert était déjà fort avancé dans son travail. Là où sur le retable fermé on avait reconnu la seule main de Jan, ici, sur l’Adoration, les deux frères s’étaient succédés à la tâche. Dans l’Adoration, et uniquement là, deux œuvres originales se superposent. L’œuvre est double sur pratiquement toute la surface. Jan a conservé la composition générale de son frère, mais il l’a corrigée et surtout presqu’entièrement surpeinte. Seules quelques rares zones témoignent du travail d’Hubert : outre quelques visages médiocres et la double prairie généralisée, les restaurateurs décrivent que les deux grands complexes architecturaux à l’horizon n’étaient pas surpeints et donc probablement d’Hubert. Le scalpel les a dès lors épargnés. Je pense que sur le grand ensemble architectural à gauche, la vue de ville, Jan a probablement finement changé et amélioré le travail de son frère.

Pendant la phase 2 de la restauration, le nom d’Hubert n’a jamais été prononcé au cours des réunions du comité national dont je faisais partie. Dans le rapport final après restauration, Hubert reste un inconnu (closertovaneyck, Reports and Ressources, 2020). Il n’apparaît que dans la publication de 2021, après qu’on l’ait ‘découvert dans l’année d’étude supplémentaire. Comme nous l’avons dit, dans le rapport de 2020 et dans le livre de 2021 (Steyaert et al.), les schémas qui identifient les zones où « les surpeints ont été enlevés » sont imprécis, sans doute qu’il n’était plus possible de faire des schémas précis après l’enlèvement de la prairie haute.

Les restaurateurs écrivent: “ la distinction des deux mains, celle d’Hubert et celle de Jan, ne pouvait se faire qu’après la restauration, après avoir enlevé les vernis jaunis, mais également les surpeints du 16e siècle. Une hypothèse cohérente ne pourrait être formulée qu’après une année supplémentaire d’étude, avec des fonds supplémentaires. » [“het onderzoek van de handenscheiding tussen Hubert en Jan [kon] pas echt starten na de voltooiing van de restauratie, nadat niet alleen de vergeelde vernislagen maar ook de 16e -eeuwse overschilderingen weggehaald waren. Een coherente hypothese kon pas tot stand komen na een jaar van bijkomend onderzoek, met extra fondsen.”]. Cette déclaration camouffle l’erreur commise. Les restaurateurs ont daté abusivement le surpeint : ‘ 16e siècle’, mais il est impossible de dater une couche avec une telle précision. Ils se sont en réalité basés sur l’« apparence granuleuse » de la couche. En enlevant « la couche granuleuse » ils étaient certains de découvrir la belle couche originale de Jan, comme au cours de la phase 1. Les membres du comité international ont-ils acquiescé? Sans doute ‘en principe’ ?, et sans avoir vu les résultats du grattage? Ces questions restent à élucider.
La réflexion et l’échange d’idées avec les comités étaient indispensables pour chaque détail, pour chaque cm carré d’une œuvre de cette importance. Nous ne soulignerons jamais assez l’importance de l’examen préalable à une restauration qui seul permet de nourrir la réflexion des experts.
Comme l’écrivent les restaurateurs, la situation était plus complexe qu’ils ne l’avaient imaginée. Mais comment justifier qu’on découvre — après la restauration— que la situation est complexe, plutôt que d’essayer de la comprendre avant, ou à tout le moins, pendant ?

Ce qui a permis aux restaurateurs la ‘découverte’ de la main d’Hubert, ce sont essentiellement des visages de moins bonne qualité, et l’existence d’une prairie double (celle d’Hubert en-dessous de celle de Jan), deux éléments que nous pouvions voir à l’œil nu avant même la restauration, comme vous les verrez dans les images suivantes.
7. I 1024
Fig.: la découverte par les restaurateurs de visages de qualité différente. A gauche: Hubert. A droite: Jan.

8 double prairie12.21 1024Fig.: détail de la double couche de prairie. La prairie d’en dessous est visible au centre de l’image. En 1950-51, Albert Philippot avait ‘travaillé’ à cet endroit. Ce sondage avait permis de voir la prairie sous-jacente. Par ailleurs, des historiens de l’art avaient dans le passé constaté qu’il y avait de l’herbe sous la fontaine.

 
 La nécessité de l’examen préliminaire

Pour restaurer une œuvre de l’importance de l’Agneau Mystique on ne peut pas faire l’économie d’un examen approfondi préalable, qui rassemble toutes les données accessibles, historiques, techniques et de Laboratoire, et qui est soumis aux experts pour en débattre. Les membres des comités devaient disposer en mains propres des schémas précis sur lesquels étaient relevés les ‘surpeints’, pour pouvoir les examiner avec soin. Le comité national n’a reçu aucun document en mains propres au cours de la phase 2.


 Dater ou identifier ? Les progrès de la science

La science progresse dans la connaissance des pratiques anciennes, par exemple dans l’identification d’additifs aux pigments et dans l’étude complexe des liants. Les techniques d’imagerie ont fait des bonds spectaculaires en avant. La technique nouvelle de la macro-fluorescence X (MA-XRF), utilisée pour la première fois sur le retable de l’Agneau Mystique fermé, permet de cartographier les éléments chimiques sur une large surface. Si l’identification des éléments progresse, leur datation est soit impossible par leur nature, ou requiert une documentation et une perspective qui sont loin d’être atteintes aujourd’hui.
C’est abusivement que le ‘surpeint’ a été daté du 16e siècle par les restaurateurs. Aucun argument scientifique, aucune méthode, aucun document technique ne permet cette datation. Les matériaux utilisés aux 15e et 16e- siècles sont les mêmes et ne permettent pas une datation dans l’un ou l’autre siècle. La date du surpeint, ‘16e siècle’, justifie a posteriori le grattage, et cette date tardive — que personne ne semble remettre en cause alors qu’elle doit l’être puisqu’elle est abusive — excluait une paternité eyckienne.
Les restaurateurs ont daté le surpeint sur base de l’« apparence granuleuse » de la couche, qu’ils ont jugée comparable à l’apparence du surpeint sur le retable fermé. Notons que l’ampleur de l’intervention, tant de grattage que de retouches, dans le quart supérieur de l’Adoration n’est formulée en termes précis nulle part, ni dans le rapport, ni dans la publication. Le présent travail aidera les générations futures de voir plus clair dans le travail qui a été effectué.


 La copie de Michel Coxcie (1557-58)

Une aide à la datation est fournie par copie réalisée en 1557-1558 par le peintre Michel Coxcie à la demande du Roi d’Espagne Philippe II. Si un détail figure à la fois sur le retable gantois et sur la copie, on peut le situer entre 1432 et 1557, tout en étant prudent dans l’attribution du détail à Hubert, à Jan ou à une autre main, assistant ou restaurateur.
9Coxcie cStaatlicheMuseenzuBerlinGemaldegalerie fotoPrezy 1 1024Fig.: Michel Coxcie, l’Adoration de l’Agneau (Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie). Panneau central de la copie de l’Agneau Mystique, exécutée à la demande du Roi Philippe II d’Espagne. La copie est aujourd’hui démembrée et dispersée entre divers musées.

Déjà en 1557-1558, le célèbre modèle gantois comportait des réparations et des surpeints. Nous le savons grâce à Michel Coxcie qui a copié fidèlement ce qu’il voyait, réparations et surpeints compris. Ces réparations n’étaient probablement pas majeures. On peut raisonnablement considérer qu’il a copié ce qui était essentiellement le travail de Jan et, à titre secondaire, ce qui était resté visible d’Hubert. On constate que Coxcie a copié la version que les restaurateurs ont enlevée au scalpel, et en particulier les lointains bleutés mais également la végétation. Les restaurateurs auraient dû être extrêmement prudents avant d’enlever des détails qui figurent sur la copie, ce qu’ils ont pourtant fait plus d’une fois. Nous montrerons des exemples plus loin.
Parfois des ajouts à une peinture ont une valeur historique. On peut alors trouver justifié de les conserver. C’était certainement le cas du château ‘Cortewalle’, dont il n’est pas exclu qu’il fut peint par Jan. C’est, avec une chapelle dont il sera question plus loin, la seule architecture qui ne comportait pas la sous-peinture colorée de l’architecture que les restaurateurs ont mise à nu (la version d’Hubert). Les restaurateurs n’ont pas consulté le comité national au sujet la suppression du château ‘Cortewalle’. Pas plus qu’au sujet de la suppression de la chapelle, que nous verrons plus loin.


Pourquoi continuer à gratter au scalpel alors que les résultats sont mauvais ?

Les restaurateurs de la phase 2 ont été inspirés par les beaux résultats de la phase 1. Convaincus que l’original se trouvait en-dessous du ‘surpeint’, et dans l’ignorance qu’avec le panneau de l’Adoration on devait compter avec Hubert, les restaurateurs ont gratté en confiance. Mais pour eux, les beaux résultats n’étaient pas au rendez-vous. S’en sont-ils aperçus ? Difficile d’imaginer que non. La situation était-elle devenue rapidement irréversible? Quelle fut leur réaction de voir disparaître des détails? Et de voir les lointains bleutés s’effacer au profit d’une prairie verte et plate, alors que les lointains dans les œuvres de Jan sont généralement bleutés, comme sur les volets et sur d’autres œuvres du Maître (voir closertovanEyck. Further works by Jan Van Eyck) ?
Soit les restaurateurs n’ont pas vu que la couche sous-jacente était de qualité très inférieure à la belle couche qu’ils enlevaient. On est alors en droit de s’interroger : est-il opportun que le travail se poursuive dans la phase 3 par les mêmes restaurateurs ?
Soit les restaurateurs ont vu, mais ont continué par ce qu’il savaient difficilement faire marche arrière. Un petit château bleu ne pouvait pas subsister sur une prairie verte …Ils savaient qu’ils pourraient retoucher le travail de manière à ce qu’on ne voit pas les dégâts. Et là aussi, on est en droit de s’interroger : est-il opportun que le travail se poursuive dans la phase 3 par les mêmes restaurateurs ?


 Que savaient les comités ?

Comment se fait-il que personne n’ait vu le cours que prenait la restauration au moment de l’ample grattage de la partie haute ? Deux comités étaient chargés de suivre les travaux. Les comités ont-ils été dûment informés de l’étendue et de la médiocre qualité de la zone mise à nu ? Ont-ils marqué leur accord sur base d’informations adéquates? Pour le comité national, la réponse est non. En tant que membre du comité national, je n’ai pu découvrir la médiocre qualité de la couche mise à nu et les très abondantes retouches qu’après la restauration, à l’aide des images mises en ligne en juillet 2020 dans le site closertovaneyck après la fin de la restauration. Aucun document ne nous avait été remis en mains propres en cours de restauration.
J’ignore comment exactement les choses se sont passées avec le comité international. Ils semblerait que ses membres aient reçu des documents préparatoires aux réunions, documents que le comité national n’aurait pas reçus. Selon un mail d’une collègue américaine, il semblerait cependant qu’ils n’aient pas été informés de manière adéquate. Quoiqu’il en soit, selon certains membres de ce comité International, la conclusion à ce jour semble être une ‘approbation unanime’ (cela est à vérifier : à quelle question les experts du comité international ont-ils donné une approbation, et l’unanimité a-t-elle été obtenue là aussi après expulsion des voix dissidentes ?). Rappelons que les experts du comité international se réunissent une fois par an. Il est impossible dans ces conditions que les experts se fassent une opinion. Un examen sérieux nécessite un long et patient travail.

3. ens 300